Depuis plusieurs années, on ne cesse de vanter les réussites du modèle allemand. Si ce refrain a pu paraître répétitif aux oreilles des Français, force est de reconnaître que l'Allemagne est sortie de la crise plus forte qu'elle n'y est entrée. Après l'année terrible 2009, où la production a reculé de 5%, le pays a réalisé un rattrapage éclair dès 2010, avec une croissance du PIB de 3,6% puis de 3% en 2011, avant de retrouver des niveaux plus faibles en 2012 (+0,4%) et 2013 (+0,1%), rattrapée par la crise de la zone euro, où l'Allemagne exporte près de 40% de sa production. La France est le premier partenaire économique de l'Allemagne. En 2014, le PIB a de nouveau enregistré une solide progression, à 1,5%, un niveau qu'elle devrait maintenir en 2015.
Au-delà de la mesure du produit intérieur brut, l'Allemagne impressionne surtout à cause de l'évolution de son marché de l'emploi. Avec 42,6 millions de personnes au travail, l'Allemagne a battu un record d'activité ! Alors qu'elle comptait 5 millions de chômeurs en 2005, voici ce nombre réduit à environ 2,7 millions aujourd'hui (janvier 2015), soit 6,4% de la population active. Le sud du pays a quasiment éliminé le chômage qui est considéré comme résiduel, à moins de 4% de la population active. Elle affiche des chiffres qui font rêver de nombreux jeunes dans le sud de l'Europe : le chômage des 15-25 ans se situe à 8,1%, contre 50% dans des pays comme l'Espagne et la Grèce.
Bien sûr, la bonne santé de l'économie ne fait pas tout. Le déclin démographique contribue beaucoup à cette baisse ininterrompue du chômage. De 82 millions en 2008, l'Allemagne ne compte plus que 80,8 millions d'habitants en 2013, et devrait en perdre encore 6,5 millions d'ici à 2025, à moins que l'immigration ne vienne compenser cette perte. Celle-ci est actuellement très importante. En 2012, 1,1 million de personnes se sont installées en Allemagne, principalement venues des pays est européens comme la Pologne, la Roumanie et la Hongrie, pour un solde démographique largement positif, à environ 370 000 personnes.
Ces éléments sont essentiels pour comprendre l'Allemagne d'aujourd'hui. La population du pays, vieillissante, a tendance à épargner pour ses vieux jours. L'État fait beaucoup pour ses retraités mais doit en même temps encourager la natalité, le travail des femmes et des seniors ainsi que l'immigration s'il veut limiter la chute de la population active et conserver son modèle social. Ce sont les grands défis des années à venir. Quant aux jeunes diplômés, de moins en moins nombreux, ils sont très courtisés par les entreprises, ce qui crée une vraie tension sur le marché de l'emploi qualifié. Les jeunes étrangers diplômés parlant allemand ont actuellement toutes leurs chances sur le marché du travail outre-Rhin.
Traditionnellement, la croissance allemande s'appuie sur le dynamisme de ses exportations. Presque un quart des emplois (24%) dépend directement ou indirectement des exportations, dans l'industrie c'est plus d'un emploi sur deux qui y est lié (55%). L'Allemagne a été, en 2013, champion mondial de l'excédent du commerce extérieur. Le pays a exporté 200 milliards d'euros de plus qu'il n'a importé !
Parmi les produits made in Germany qu'on s'arrache à l'étranger figure au premier chef l'automobile. L'automobile est LE secteur moteur de l'industrie allemande. Il emploie près de 750 000 personnes pour un chiffre d'affaires de 356 milliards d'euros en 2012, ce qui fait de l'Allemagne le quatrième producteur mondial, après le Japon, la Chine et les États-Unis. Le groupe Volkswagen (VW), qui couvre toute la gamme de véhicules, est le premier acteur du secteur. VW réalise 190 milliards d'euros de chiffre d'affaire par an, est le deuxième constructeur mondial et le premier européen. Il a son siège à Wolfsburg, la « ville de l'automobile » (Autostadt), mais produit sur plusieurs sites allemands comme à Ingolstadt, qui fabrique les véhicules de la marque de luxe Audi.
Le succès de l'automobile allemande repose beaucoup sur ses marques dites « premium » ou de luxe, qui dominent la branche au niveau mondial – BMW, Mercedes-Benz (Daimler), Audi, Porsche. Ces marques sont très appréciées dans les pays émergents : Audi est ainsi la marque préférée des fonctionnaires chinois. Le secteur automobile entraîne dans son sillage des milliers de sous-traitants, des entreprises de taille moyenne qui réalisent des pièces détachées et des systèmes électroniques de pointe. Les pièces sont souvent assemblées dans les pays de l'Est limitrophes de l'Allemagne avant d'être achevées en Allemagne. Un modèle classique de BMW est ainsi composé à 80% de pièces non fabriquées par le Groupe.
Le deuxième produit très exporté par l'Allemagne est la machine. Le pays est spécialisé dans la production de machines-outils, ces machines servant le plus souvent à produire, ce qui permet au pays de se situer en amont du processus de production et d'exporter. Deux tiers de la production de machines partent à l'étranger. C'est la raison pour laquelle il a beaucoup profité et profite encore de l'industrialisation des pays émergents comme la Chine, l'Asie du Sud-Est en général et le Brésil. A contrario, les moindres soubresauts de la conjoncture internationale se ressentent rapidement sur le volume d'affaires. En 2012, environ 970 000 personnes travaillaient pour une des 6 000 entreprises spécialisées dans la construction de machines, plus que dans aucun autre secteur industriel. Les producteurs de machines sont souvent des entreprises de taille intermédiaire très compétitives situées dans le sud et l'ouest du pays. 87% de ces entreprises emploient moins de 250 personnes, 2% seulement ont plus de 1 000 salariés.
Le troisième produit phare est la chimie. L'Allemagne compte parmi les plus grands fabricants mondiaux de produits chimiques, avec un chiffre d'affaires annuel d'environ 201 milliards d'euros et emploie plus de 430 000 personnes, ce qui en fait le leader européen du secteur. BASF est le premier groupe chimique mondial, il est implanté dans le port de Ludwigshafen, un des plus grands sites industriels du monde.
Le quatrième secteur est l'électronique de pointe. Cette branche industrielle recouvre un grand nombre d'activités comme les techniques d'automatisation, les appareils ménagers ou l'électronique de loisir, les techniques d'éclairage, les systèmes de sécurité, la technique énergétique, les câbles et fils électriques, la technique médicale ou encore les composants électroniques comme les puces électroniques (ou chip). Les entreprises du secteur emploient 840 000 salariés pour un chiffre d'affaires de 170 milliards d'euros. Une grande part de ce chiffre d'affaires est réalisée à l'export. Siemens est le groupe phare en la matière, il a réalisé en 2013 un chiffre d'affaires d'environ 73 milliards d'euros.
Secteur | Nombre d'entreprises (2011) | Salariés | Chiffre d'affaires (en Mds €) |
---|---|---|---|
Automobile | 1 000 | 750 000 | 365 |
Construction de machines | 6 300 | 970 000 | 207 |
Electrotechnique | 4 300 | 840 000 | 170 |
Chimie | 1 200 | 430 000 | 201 |
Lorsqu'on parle du « modèle allemand », on évoque souvent le Mittelstand, ce tissu d'entreprises de taille intermédiaire très compétitives, si souvent cité en exemple. Que se cache derrière ce vocable ? Le mot Mittelstand, littéralement « ce qui se trouve au milieu », est un concept flou. Il sert à désigner l'ensemble des entreprises qui ne sont ni des grands groupes, ni des très petites entreprises (TPE). Indépendamment de la taille, c'est la « méthode » économique qui les distingue. Voici un exemple concret pour comprendre.
Lorsqu'on parle de PME allemande, rares sont les noms qui évoquent quelque chose au grand public. Et pourtant, elles occupent souvent la position de leader d'un secteur industriel très spécialisé, ou « niche ». C'est la raison pour laquelle on les appelle les « champions cachés ». L'histoire de l'entreprise EBM-Papst résume bien la recette de la réussite de ces firmes. C'est un exemple parmi tant d'autres que nous avons pu étudier de près. L'entreprise EBM-Papst est le leader mondial sur le marché du ventilateur. Le ventilateur, un marché de niche d'une importance considérable dans l'industrie : pas un ordinateur, pas un système de refroidissement, pas une automobile qui n'en soit équipé !
L'entreprise EBM-Papst a été fondée par un entrepreneur dans le village de Mulfingen, au cœur de la campagne du Bade-Wurtemberg, à une centaine de kilomètres de Stuttgart (Sud-Est). En 2012, nous avons rencontré son fondateur, Gerhard Sturm, aujourd'hui âgé de 80 ans. L'entrepreneur, issu d'une famille modeste, a créé la société à 29 ans dans un hangar avec une quinzaine de salariés grâce à un prêt de son mentor. Le reste est une de ces success stories à l'allemande, qui mêle discrétion et confortables bénéfices.
SECRET DE RÉUSSITE
« Mon obsession a toujours été l'amélioration constante de mes produits » Gerhard Sturm, fondateur du numéro 1 mondial du ventilateur. « Mon secret ? Toute ma carrière, je n'ai eu qu'une obsession en tête : améliorer nos produits. Chaque semaine, à la réunion technique, je venais avec un dessin pour un nouveau moteur ou ventilateur. Notre croissance est principalement liée à cet effort d'innovation et à l'adaptation constante de nos produits au marché. Nous avons grandi régulièrement de 10% par an depuis la fondation, je n'ai jamais voulu être coté en Bourse. L'innovation repose sur une vision de long terme que ne permettent pas les échéances financières actuelles. »
Aujourd'hui, EBM-Papst emploie 11 000 salariés dans le monde, dont 1 500 en Chine. Elle exporte plus de la moitié de son chiffre d'affaires à l'étranger. Elle a été saluée par la chancelière Angela Merkel au Salon de Hanovre en 2013, le plus grand salon industriel du monde. Parmi les « champions cachés » connus du grand public : Kärcher, le désormais célèbre fabricant de nettoyeurs à haute pression, ou encore Haribo, célèbre confiseur.
Le Mittelstand désigne donc l'ensemble des entreprises de taille moyenne, spécialisées dans des marchés de niche, qui exportent une grande partie de leur production. Parce que leurs produits sont très innovants et positionnés sur le haut de gamme, elles ont peu de concurrents et détiennent souvent le titre de leader sur leur marché. Leur taille réduite, leur vision de long terme, leur fort investissement en recherche et développement leur permettent de garder leur faculté d'innovation et leur envie d'être indépendantes. Elles s'appuient sur une forte motivation de leurs salariés qui réalisent souvent toute leur carrière au sein de l'entreprise. C'est une des raisons pour lesquelles les commerciaux sont si rares sur le marché du travail : la plupart du temps, ce sont les entreprises qui font de leurs ingénieurs ou techniciens des commerciaux terrain. Les PME travaillent en collaboration étroite avec les grands groupes industriels, avec qui elles partent à la conquête des marchés mondiaux. C'est ce qu'on appelle « l'esprit de filière », qui veut qu'au sein d'une même branche industrielle, PME et grands groupes agissent de concert plutôt que de se faire concurrence.
Cécile Boutelet est journaliste freelance. Spécialiste de l’économie et des entreprises allemandes, elle est notamment correspondante pour le journal Le Monde depuis 2010. Sollicitée pour réaliser cet ouvrage, elle y a trouvé grand intérêt : elle-même a consacré ses premières années outre-Rhin à créer et développer une petite entreprise.
Illustrations : Katharina Bußhoff. www.katharinabusshoff.de
POINT CIVILISATION
« Un modèle social où prime le consensus. »
Les entreprises du Mittelstand revendiquent souvent un capitalisme de type familial, caractérisé par des rapports sociaux très pacifiés, où la recherche du consensus prime sur le rapport de force, sans qu'il soit toujours besoin de faire intervenir un syndicat. C'est possible parce que les entreprises restent de taille moyenne, avec une forte adhésion des salariés. Ceux-ci profitent de conditions sociales avantageuses. Ce modèle familial a aussi pour corollaire un financement « conservateur » : les profits sont en général en grande partie réinvestis, ce qui permet un fort taux d'autofinancement de ces entreprises.
Les banques allemandes sont très marquées par ce modèle. Elles sont aussi organisées en Mittelstand. A côté des grands établissements nationaux (Deutsche Bank et Commerzbank), on compte de très nombreuses banques de taille régionale regroupées en réseau : celui des banques coopératives (Volksbank et Raiffeisenbank) et des caisses d'épargne (Sparkasse). Chaque petite ville a une ou deux succursales de ces établissements, qui revendiquent leur proximité avec le client. Plutôt que d'investir sur des produits financiers à l'étranger, ces banques gèrent l'épargne des particuliers et financent les petites et moyennes entreprises de leur région. Leur marge est plus faible que celle des grandes banques, elles conçoivent leur rôle comme celui d'un acteur au service de la population et de la région, elles travaillent en étroite collaboration avec les entreprises. C'est le fameux modèle de la Hausbank, la « banque maison », qui recouvre une relation de confiance entre l'entrepreneur et le banquier, sur une très longue période.
L'Allemagne s'est unifiée tardivement, en 1871. Auparavant, le pays était constitué de régions ou territoires indépendants, avec leur dialecte et leur religion (catholique ou protestante), dominés par un souverain qui entretenait sa propre cour. L'histoire récente a ensuite conduit le pays à se méfier de toute tentative de centralisation. L'organisation en États fédérés (Länder) a prévalu après la guerre, renouant avec cette tradition de régions autonomes. Cela a des conséquences directes sur la culture économique.
L'Allemagne est un pays où le principe de liberté du marché et de la concurrence est plus ancré qu'en France. Les artisans fournisseurs des cours royales avaient l'habitude d'exporter leurs produits dans les autres États germaniques. Plus tard, cette tradition a permis aux entreprises de conquérir les marchés mondiaux. C'est de là que vient le savoir-faire allemand en matière d'exportation. Par ailleurs, contrairement à ce qui se passe en France, l'État n'est traditionnellement pas un acteur économique de premier plan. Sauf exception (Poste avec Deutsche Post, télécommunications avec Deutsche Telekom et la compagnie ferroviaire Deutsche Bahn), les grands groupes ne sont pas liés à la puissance publique et on ne trouve pas en Allemagne l'effet « grandes écoles » parisiennes. C'est la raison pour laquelle les règles de concurrence et la culture de transparence sont très respectées, les entreprises étrangères et leurs produits sont facilement acceptés sur le marché allemand. « Un manager étranger sera plus facilement accepté pour diriger une entreprise en Allemagne qu'en France », juge un spécialiste du secteur.
François Gaillard, consultant et investisseur spécialiste du pays, résume :
« L'Allemagne est un beau marché, structuré, consistant, qui offre beaucoup de potentiel et qui est ouvert complètement à la concurrence française. La condition est d'avoir des produits meilleurs que les concurrents. C'est un marché naturel. Plutôt que de partir aux antipodes, en Amérique latine, en Asie, avec des logistiques complexes, les entreprises françaises devraient prioriser le marché allemand parce qu'il est proche, accessible. Il suffit de prendre sa voiture et dans la journée on y est. La culture et les infrastructures administratives sont proches des nôtres. Le fonctionnement d'une entreprise est très similaire. Je suis très optimiste par rapport aux chances des entreprises françaises en Allemagne. »
Sans être un paradis fiscal, l'Allemagne offre aux entreprises présentes sur son sol un environnement relativement favorable. En voici quelques exemples, que nous détaillerons dans la suite de cet ouvrage, notamment au chapitre 6 dans le Précis juridique et technique.
En Allemagne, les charges patronales s'élèvent à 20% environ, soit la moitié du taux français. Les gérants-associés d'une GmbH (la SARL allemande) peuvent en être carrément exonérés, si certaines conditions sont remplies.
Le droit du travail est également beaucoup plus souple qu'en France. Ainsi, la durée légale du travail est de 40 heures. La période d'essai peut courir jusqu'à six mois et il est possible de recourir au contrat à durée déterminée plus largement que dans l'Hexagone. Le contrat « Mini-job » permet à un employeur d'embaucher des salariés pour un salaire maximum de 450 euros par mois, en profitant de charges sociales extrêmement réduites. Le salaire minimum, qui est entré en vigueur au 1er janvier 2015, prévoit un taux horaire de 8,50 euros de l'heure, avec certaines exceptions. Quant aux conventions collectives, elles n'existent pas de manière généralisée, la création du comité d'entreprise se fait à l'initiative des salariés et de l'employeur, au-delà de 5 salariés. Enfin, les entreprises de moins de 10 salariés sont libres de licencier sans restriction, sans motif, sans indemnité de licenciement, elles se doivent simplement de respecter le préavis légal. Le licenciement pour motif économique ne nécessite quant à lui pas d'existence de difficultés économiques, un plan de restructuration étant suffisant. De quoi rassurer une PME française, habituée à davantage de formalités et de barrières au licenciement.